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En 2004, Christian Doumergue nous avez accordé une interview à la suite de la parution de Marie-Madeleine, la Reine Oubliée, ouvrage en deux forts volumes. Je restitue textuellement cette interview ici.

Première partie

 

Victor Mortis : Présentez-vous Christian Doumergue...

Christian Doumergue : J'ai 27 ans. J'ai tout d'abord effectué un cursus universitaire en Histoire de l'Art et Archéologie : DEUG, Licence et Maîtrise. Mon sujet de Maîtrise était le suivant : "La représentation de l'œil dans l'Art du Paléolithique". Après cela, j'ai recommencé des études en Lettres Modernes : un DEUG, une Licence, une Maîtrise ayant pour sujet : "Le mythe de la solitude chez Emily Brontë et Emily Dickinson" et enfin un DEA obtenu l'an dernier : "Mélancolie et Mysticisme, dans les œuvres de Jean de la Croix, Emily Brontë, Emily Dickinson et Mylène Farmer"... Je viens tout juste d'obtenir le CAPES de Documentation. Je serai donc Professeur-Documentaliste dès la rentrée prochaine.

VM : - Comment vous est venue cette passion pour Marie Madeleine ?

Chr. D. : Le point de départ de ma passion pour Marie-Madeleine, c'est l'Affaire de Rennes-le-Château. Rappelons-en rapidement les grandes lignes. Fin XIXe siècle, Bérenger Saunière, arrivé modeste prêtre de campagne dans ce petit village de l'Aude, bénéficie brusquement de sommes d'argent très importantes, qui lui permettent non seulement de restaurer à ses frais la petite église du village, qui est depuis de longues années dans un piètre état, mais aussi de bâtir un luxueux domaine (villa style Renaissance, belvédère dominant la vallée, tour néo-gothique et parcs), domaine où il reçoit du grand monde à grands frais... Accusé de trafic de messe par ses supérieurs à cause de son train de vie, l'abbé a suscité, essentiellement après sa mort, un certain nombre de rumeurs. L'origine de sa fortune a été globalement expliquée par la découverte d'un trésor. De ce trésor, les quelques archives de l'abbé que le temps nous a laissées (une toute petite partie, malheureusement, du fonds original...) ne nous disent rien. Ce silence a laissé le champ libre aux hypothèses de toutes sortes : on passe ainsi de l'idée d'un trésor matériel (que vont chercher l'ensemble des premiers chercheurs s'intéressant au mystère Saunière), au secret d'Eglise (hypothèse dominante aujourd'hui, surtout dans le monde anglo-saxon). Or dans cette lecture, popularisée par "L'Enigme Sacrée", Marie-Madeleine joue un rôle fondamental. D'après les auteurs de ce dernier ouvrage, l'abbé Saunière n'aurait ni plus ni moins que découvert la preuve du mariage de Jésus et de Marie-Madeleine, et surtout de l'existence de leur descendance...

VM : - Marie Madeleine, personnage mythique ? Ou historique ?

Chr. D. : D'une certaine manière les deux. Personnage mythique, parce qu'il y a eu, c'est certain, une reconstruction imaginaire de Marie-Madeleine. Mais personnage historique, parce qu'il y a, à la base, avant cette reconstruction, une femme réelle. Qu'il y ait eu reconstruction imaginaire de ce personnage originel, c'est indéniable, mais cela n'interdit en rien son existence historique. Le processus est d'ailleurs assez habituel. Tous les grands personnages de l'Histoire ont une double figure. Une figure "réelle", et une figure mythique, forgée par eux de leur vivant à des fins politiques, ou par d'autres après leur mort. C'est en général cette second figure qui est la plus connue. De ce point de vue, l'Histoire est une fable. Pour Marie-Madeleine, le phénomène est sans doute plus accentué encore. Ce qui est vrai en histoire politique, est en effet, comme on a pu le remarquer, plus sensible encore concernant le domaine du religieux. Edith Mora analyse très bien ce phénomène dans sa biographie de la poétesse Sappho. Bien qu'il y ait, de manière incontestable, une Sappho historique, celle que l'on perçoit en pensant à la poétesse de Lesbos, est avant tout le personnage mythique élaboré sur ce substrat historique. Au point, nous dit Edith Mora, qu'il serait presque tentant de ranger Sappho au rang des poètes purement mythiques, tels Orphée. Les raisons de ce phénomène sont bien connues. Le saut de Sappho depuis le rocher de Leucade est, sous le règne de Claude, choisi par les Pythagoriciens de Rome pour être l'apothéose de la décoration ésotérique de leur chapelle secrète. A la même époque, dans les "Epîtres amoureuses" d'Ovide, Sappho est le seul personnage ayant eu une existence réelle, au milieu d'autres personnages purement légendaires... Comme le note Edith Mora, à partir de là, Sappho acquiert un statut similaire à celui des figures imaginaires qui l'entourent, que ce soit Hélène ou Ariane. Par effet de contamination, elle devient, elle aussi, un mythe. Le même phénomène a engendré l'apparition d'une Marie-Madeleine mythique à côté de la Marie-Madeleine historique.

Cette reconstruction mythique de Marie-Madeleine est flagrante chez plusieurs auteurs. Marie-Madeleine est un agrégat de mythes. Je ne prendrai ici que deux exemples.

Le premier concerne la beauté légendaire de Madeleine. Cette idée que Marie-Madeleine était une femme d'une beauté incomparable a fait que sa figure s'est peu à peu confondue à celle de Vénus... Cela est plus ou moins explicite. Explicite, par exemple, en 1668, chez Pierre de Saint Louis qui, lorsqu'il décrit Marie-Madeleine traversant la Méditerranée, met en scène les poissons regardant la jeune femme sur son navire et conclut : "Et son port gracieux la leur fait estimer / Cette Divinité qui nâquit de la Mer." La comparaison est fréquente. On la trouvait déjà en 1663 dans la "Sainte Magdeleine" d'Antoine Godeau. Alors que le poète évoque l'arrivée de Marie-Madeleine à Marseille, il signale que les habitants de la ville, éblouis par sa beauté, la prirent pour l'antique déesse : "Lors que l'on vid marcher l'illustre Magdelaine, / On crut voir des Amours la fabuleuse reine." Cette comparaison est plus particulièrement intéressante. On voit ici sur quel système d'analogie se construit le mythe magdalénien. Marie-Madeleine arrivant à Marseille, rappelle la figure de Vénus sortant des eaux... Cette identification tend par un effet de contamination comparable à celui noté pour Sappho, à faire de Madeleine un être mythique au même titre que Vénus. Car si elle est rarement aussi explicite, l'assimilation de Madeleine à la déesse de l'amour, est souvent là. Dans les Beaux Arts, les nudités de Madeleine rappellent celles de Vénus. La magnifique "Marie-Madeleine dans la grotte" de Jules Joseph Lefebvre, est plus une invitation au plaisir, qu'à la pénitence...

Autre exemple : Madeleine et la Mélancolie. Sous la plume de plusieurs auteurs, Marie-Madeleine se retire à la Sainte-Baume parce que terrassée par la mort de Jésus. La logique de son retrait est donc une logique de deuil, de désespoir. Ainsi, plusieurs peintres, vont-ils représenter sa pénitence en s'inspirant du modèle des Mélancolies. Madeleine prend dès lors le visage d'une figure allégorique. Il est à ce sujet notoire que plus d'un tableau représentant sainte Marie-Madeleine ermite a été confondu, le titre du tableau ayant été perdu, à des figures de Mélancolie. Anne Larue aborde ces cas de confusion...

Pour conclure, disons que concernant le rapport entre mythe et réalité, le cas de Marie-Madeleine, est comparable à celui de Jésus. Du point de vue de l'Histoire, il ne fait aujourd'hui plus de doute que Jésus a bien existé. Toute la question est de savoir qui il a vraiment été. Il s'agit de déceler la vérité historique à travers le mythe reconstruit au fil des siècles... D'une certaine manière, voilà quel était le but de mon ouvrage : essayer de déceler le véritable visage de Madeleine, c'est-à-dire le visage historique, à travers le visage mythologique composé au fil des siècles...

VM : - Que ce soient les évangiles canoniques, ou les apocryphes, rien ne permet à leur lecture d'affirmer que Marie, sœur de Marthe et de Lazare, soit aussi Marie de Magdala. L'unité de ces deux femmes relève plus d'une tradition que d'une réalité historique. Ne trouvez-vous pas curieux que les Pères de l'Eglise, eux-mêmes, ne sachent pas qui est vraiment cette femme que l'on nomme Marie Madeleine ?

Chr. D. : Avant de répondre à cette question sur l'ignorance des Pères de l'Eglise au sujet de l'identité de Marie-Madeleine, permettez moi quelques mots sur l'identification de Marie de Magdala et de Marie sœur de Marthe, identification qui est effectivement une hypothèse. La position actuelle du monde universitaire est globalement d'affirmer que l'assimilation de Marie de Magdala et de Marie sœur de Marthe est un artifice et que cet artifice a donné lieu à la création d'un personnage purement fictionnel composé à partir de plusieurs femmes distinctes : Marie-Madeleine. Cette position est par trop simpliste. Elle ne prend pas en compte les découvertes faites par Faillon dans ce domaine... L'abbé Faillon a en effet démontré que, contrairement à ce que la critique historique de son temps, héritée de la critique protestante, affirmait, Grégoire le Grand n'avait pas péché par ignorance en confondant les deux femmes en une seule, mais avait opté pour l'hypothèse qui lui semblait être la plus crédible. Plus proches de nous dans le temps, les travaux de Victor Saxer ont montré que les Pères de l'Eglise étaient au sujet de l'unité ou non unité de Madeleine plongés dans une ignorance totale. Sa conclusion est donc qu'il n'y a, à ce sujet, jamais eu, dans l'Eglise ancienne, de tradition bien fixée. Ces deux points sont importants. En effet, le grand argument des partisans de la distinction est d'affirmer que Grégoire le Grand a confondu les deux femmes par ignorance ; qu'auparavant, l'Occident, à l'instar de l'Orient aujourd'hui, les distinguait ; que donc la tradition occidentale de l'identification est due à la seule ignorance des papes... Cette lecture, dont l'orientation idéologique est prégnante (n'oublions pas qu'elle naît chez des auteurs protestants...) n'est pas recevable dès lors que l'on tient compte des conclusions et de Faillon et de Saxer. A partir de là, aucun argument sérieux n'interdit l'assimilation de Marie de Magdala et de Marie sœur de Marthe. Or, toutes les informations que les évangiles du "Nouveau Testament" nous apportent à ce sujet vont dans le sens de leur identification...

Mais venons en à l'ignorance des Pères. Votre question touche à un problème très intéressant. Il semble en effet impensable que les Pères de l'Eglise aient été dans une telle ignorance concernant un personnage qui avait pourtant été amené à jouer un rôle fondamental dans la création de l'Eglise chrétienne. Premier témoin de la Résurrection, Marie-Madeleine est chargée par Jésus d'aller annoncer la nouvelle de son retour d'entre les morts à ses disciples, faisant d'elle "l'Apôtre des Apôtres", pour reprendre le titre que lui ont plus tard donné les théologiens du moyen-âge... Aussi impensable que ce soit, ce personnage central de la création du christianisme, a, durant longtemps, été oublié par l'Eglise de Rome. Son culte, note Victor Saxer, n'apparaît en Occident qu'au VIIIe siècle. Sa mise à distance, elle, est visible dès les "Actes des Apôtres". Cet écrit succédant aux évangiles et rapportant la naissance de l'Eglise, ne mentionne pas une seule fois le nom de Marie-Madeleine...

Rien, dans les écrits du Nouveau Testament, ne nous permet de comprendre les raisons de cette mise à distance. Partant de là, une explication souvent proposée, c'est celle de la misogynie des Pères de l'Eglise. Marie-Madeleine aurait été mise à l'écart parce que femme. L'explication, bien que séduisante, ne supporte pas l'analyse... En effet, dans le même temps qu'une femme, jouant un rôle déterminant dans les Evangiles, est mise à l'écart (Marie-Madeleine), une autre, dont le rôle dans les évangiles est très limité, est montée sur un piédestal (Marie, mère de Jésus). Pendant qu'on jette Marie-Madeleine dans l'oubli, on crée de toute pièce un autre personnage féminin, et on le crée à partir de textes originellement consacrés à Marie-Madeleine. Certains auteurs syriaques, comme Ephren, remplacent ainsi systématiquement, dans les transcriptions qu'ils font de textes antérieurs, le nom de Marie-Madeleine par celui de Marie, mère de Jésus. Certains textes portent les séquelles de cette genèse de la figure de Marie. Dans l'"Homélie en l'honneur de la Vierge" du Pseudo-Cyrille de Jérusalem, l'auteur place en effet dans la bouche de la mère du Christ : "Je suis Marie la Magdaline parce que le nom de mon village était Magdalia...". Il ne faut pas voir là l'attestation d'une tradition faisant de Marie-Madeleine la mère du Christ, mais une trace du fait que le personnage de Marie, mère de Jésus, s'est élaboré à partir du personnage de Marie de Magdala. C'est donc que les Pères n'en veulent pas au seul sexe de Marie-Madeleine, mais avant tout à sa personne. A la question visant à savoir ce qui, en Marie-Madeleine, inquiétait les Pères, les évangiles apocryphes, et plus particulièrement ceux émanant des sectes gnostiques, apportent un éclairage tout à fait intéressant. L'"Evangile de Marie", par exemple, met en scène la querelle dogmatique qui oppose Marie-Madeleine à Pierre, une fois Jésus retiré, et rapporte la naissance de deux groupes de disciples distincts, l'un rassemblé autour de Marie-Madeleine, l'autre de Pierre. Cette querelle entre communautés chrétiennes est conforme à ce que l'on sait de la naissance du christianisme depuis les travaux publiés par Bauer en 1934. Or, cette querelle opposant Pierre à Marie-Madeleine n'est pas le propre de l'"Evangile de Marie". On la retrouve dans la quasi totalité des écrits gnostiques mettant en scène Marie-Madeleine, écrits qui la définissent comme le disciple privilégié de Jésus et font d'elle son héritière légitime, tandis que Pierre est un imposteur... Tout laisse penser que c'est là, dans cette querelle dogmatique, que se trouvent les raisons de l'éviction de Marie-Madeleine de la première orthodoxie.

Et c'est dans cette éviction, cette mise à l'écart, que se trouve l'origine de l'ignorance des Pères concernant Marie-Madeleine. La plupart des textes la concernant ont été condamnés par la première Eglise. Ça a été le cas le "L'Evangile de Marie"... D'autres textes, comme je l'ai signalé, ont été réécrits, et la figure de Madeleine en a disparu, remplacée par celle de Marie... Comme je le montre dans le second tome, actuellement sous presse, de "La Reine Oubliée", ce phénomène de remplacement est aussi décelable dans le domaine de l'iconographie. Ce travail de censure méthodique des fondateurs de l'Eglise de Rome a plongé leurs successeurs immédiats dans une certaine ignorance à l'égard de Marie-Madeleine, en tout cas a entouré celle-ci de beaucoup de confusions...

VM : - Vous citez Faillon, lui-même s'inspirant de Raban Maur qui aurait eu entre les mains des textes très anciens pour écrire sa " vie de Marie Madeleine ". Or, Saxer (Le culte de Marie-Madeleine en Occident) affirme que ces " textes très anciens " n'ont jamais existé et que, plus grave encore, la " vie de sainte Marie Madeleine " attribuée à Raban Maur est un faux du XIIe siècle rédigé par les moines de Clairvaux... Si vous pouviez nous éclairer à ce sujet...

Chr. D. : Les datations proposées par Faillon sont en effet aujourd'hui contestées par la quasi totalité de la communauté scientifique... Cela veut-il dire qu'elles sont erronées, je n'en suis pas certain... Il y a un conservatisme certain dans le monde de la recherche, et plus particulièrement en France. Or, la reconnaissance d'une possible réalité du légendaire provençal va à l'encontre de ce conservatisme là. Tout élément pouvant accréditer le fondement historique de la venue de Marie-Madeleine en Gaule est donc pieusement mis de côté, rejeté, sans analyse scientifiquement valable. Depuis la contestation de l'authenticité des légendes provençales par Launoy en 1641, le discours des détracteurs du légendaire n'a guère changé. Launoy affirmant que le légendaire provençal n'apparaît qu'au XIe siècle, un texte du IXe n'est pas recevable...

Le gros problème concernant la datation du texte attribué à Raban Maur, c'est que l'on ne possède pas l'écrit original, mais des copies tardives. La plus ancienne version est celle conservée au service des manuscrits de la Faculté de Médecine de Montpellier. Elle date du XIIe siècle. Il faut bien comprendre à partir de là que la datation de ce texte ne repose pas sur des critères scientifiquement mesurables, donc objectifs, mais sur des critères d'ordre interprétatif, et donc, éventuellement subjectifs. C'est en somme arguments contre arguments. Faillon a relevé dans le texte un certain nombre de points qui semblent aller dans le sens d'une rédaction au IXe siècle : ce que l'on devine de l'organisation de l'Eglise en Gaule ; les débats théologiques qui transparaissent au fil du texte ; certaines omissions... Saxer, de son côté, affirme que le texte attribué à Raban Maur présente des thèmes typiquement bernardins, qui vont dans le sens d'une rédaction au XIIe siècle et qui interdisent de faire remonter le texte au IXe siècle. Les partisans de l'authenticité du texte n'ont guère eu de mal à contrer ce point de vue. Selon eux, la comparaison des textes bernardins et des écrits de Raban Maur, met en lumière une influence flagrante du second sur le premier. Dom Pez, notamment, a signalé l'influence du "Traité de la Passion de Notre Seigneur" de Raban chez saint Bernard. Les supposés traits saint bernardins de la "Vie de sainte Marie-Madeleine" seraient donc bien de Raban...

Il est inutile de s'attarder ici plus longtemps sur les arguments des uns et des autres. Chaque camp reste depuis de trop longues années campé sur ses positions, donnant l'impression que le débat à ce sujet est voué à la stérilité et qu'aucune certitude n'est possible quant à la valeur informative de ce texte. Ce qui n'est pas le cas.
Car ce qui est intéressant dans le texte attribué à Raban Maur, texte essentiel puisqu'il est la source principale de nombre d'hagiographes de Marie-Madeleine (c'est par exemple à partir de cet écrit que Jacques de Voragine rédige sa notice sur Marie-Madeleine dans la "Légende Dorée"), ce n'est pas tant finalement sa date de rédaction (au plus tard le XIIe siècle) que l'ancienneté éventuelle des traditions dont il se fait le vecteur. La référence de l'auteur à des écrits anciens dont il s'inspire pour rédiger sa vie de Marie-Madeleine est un aspect essentiel du texte. Raban (pour faire commode, appelons ainsi l'auteur de cette Vie) affirme en effet s'inspirer de textes à lui antérieurs. Dans son préambule, il affirme : "...exposer avec fidélité les événements arrivés après l'Ascension à ces amis du Sauveur, selon ce que nos pères nous en ont appris par la tradition, et nous en ont laissé dans leurs écrits. " Et encore après, évoque : "...ce que les anciennes histoires nous rapportent... " Ces références à des textes anciens ne pourraient-être que des formules littéraires sans fondement, destinées à donner plus d'autorité au texte. Nous ne pensons pas que ce soit le cas. Pourquoi ? Tout simplement parce que la figure de Marie-Madeleine qui est présentée dans le texte, par ses caractéristiques, renvoie aux premiers temps du christianisme. Je m'explique : dans le récit de Raban, Marie-Madeleine, arrivant à Marseille, annonce l'Evangile aux habitants de la cité phocéenne, leur enseigne la nouvelle foi, avant de convertir le roi et la reine de Marseille à la doctrine du Christ. Au moyen-âge, cette position n'est pas envisageable pour une femme dans la doctrine catholique. La position de l'Eglise de Rome face aux femmes repose alors sur la "Première épître aux Corinthiens" (XIV, 33-35) qui est à ce sujet très claire : " Comme dans toutes les Eglises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole ; qu'elles se tiennent dans la soumission, selon que la Loi même le dit. Si elles veulent s'instruire sur quelque point, qu'elles interrogent leur mari à la maison ; car il est inconvenant pour une femme de parler dans une assemblée. " Il est d'ailleurs à souligner, que le rôle très actif donné à Marie-Madeleine dans le légendaire provençal a choqué plus d'un auteur de l'époque. Dans un sermon sur Marie-Madeleine, Vincent Ferrier affirme que si celle-ci se retira à la Sainte-Baume pour vivre dans la contemplation c'est parce qu'elle se rendit compte, qu'enseignant aux foules, elle enfreignait la loi apostolique, laquelle réserve l'instruction aux seuls hommes. Cette argumentation est fréquente : elle se retrouve chez Vincent de Beauvais. Elisabeth Pinto-Matthieu note à ce sujet que cette sorte de malaise éprouvé face à la prédication féminine de Marie-Madeleine est constant dans les premières versions de la légende. Il s'agit de fait d'un élément étranger à la pensée du moyen-âge, et qui nous ramène aux premiers siècles de l'Eglise, où l'on assiste à une opposition entre le parti orthodoxe (au sens que ce terme revêt lorsque l'on étudie les premiers temps de l'Eglise : il se réfère alors à la Grande Eglise naissant autour de l'Eglise de Rome...) et le parti gnostique. Les orthodoxes rejettent tout rôle actif à la femme. Les gnostiques, qui considèrent la femme sur un pied d'égalité avec l'homme, lui reconnaissent les mêmes droits. Ainsi, dans les sectes gnostiques, les femmes enseignent, baptisent, exorcisent. Autant d'actions qui sont prêtées tant à Madeleine qu'à ses compagnes de voyage. A partir de là il n'y a qu'une conclusion possible : le texte de Raban Maur a été confectionné à partir de textes anciens. Que le texte lui-même ait été composé au IXe ou au XIIe siècle n'a dès lors plus grande importance.

VM : - Jésus appartenait-il à une secte gnostique ?

Chr. D. : J'aurais tendance à répondre : "oui". Tendance, parce qu'on n'a conservé aucun texte de Jésus, et qu'on ne connaît son enseignement qu'à travers des regards tiers, donc susceptibles d'avoir déformé ses propos. Il n'en reste pas moins que la présence d'éléments gnostiques dans l'enseignement de Jésus conservé par les textes du canon est flagrante. Dans l'"Evangile de Jean", Jésus a des propos très gnostiques (je pense notamment à Jean VIII, 31-47, où Jésus distingue le Dieu dont il est l'envoyé du Dieu des Juifs, qu'il identifie au Diable...). Bien sûr, beaucoup prétextent que le quatrième évangile offre une vision de Jésus développée tardivement dans le milieu johanique, un milieu influencé par les courants gnostiques... Toutefois, il faut bien remarquer, que, contrairement à l'idée générale, le quatrième évangile n'est pas le seul évangile canonique à donner à Jésus des propos très gnostiques. Matthieu nous montre Jésus condamnant la procréation en XIX, 12 : "Il y a, en effet des eunuques qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a des eunuques qui le sont devenus par l'action des hommes, et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux. Qui peut comprendre, qu'il comprenne ! " Ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres. Il faut en outre signaler que les contradictions flagrantes qui émaillent les évangiles, ne peuvent être comprises que si l'on admet que Jésus a formulé plusieurs enseignements différents, selon les personnes à qui il avait affaire. Cet élitisme est très gnostique, or il est ouvertement revendiqué par Jésus. En IV, 10-12, Marc lui fait dire aux Douze: " A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné ; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en parabole, afin qu'ils aient beau regarder et ils ne voient pas, qu'ils aient beau entendre et ils ne comprennent pas, de peur qu'ils se convertissent et qu'il leur soit pardonné. "

Mon opinion quant à l'appartenance de Jésus à une secte gnostique ne repose pas uniquement sur ces points bien particuliers de son enseignement. D'autres éléments, d'ordre biographique ceux-là, accréditent l'appartenance de Jésus à une secte gnostique. On sait, grâce aux descriptions données par les hérésiologues, que le baptême gnostique avait lieu en deux temps. Une immersion dans les eaux. Puis une onction. Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste et oint par Marie-Madeleine. Si les textes du Nouveau Testament ne font aucun lien entre ces deux instants, il est fort curieux de remarquer que ces deux moments essentiels de la vie de Jésus se déroulent tous deux en un lieu nommé Béthanie. Cela est très étonnant. Plusieurs étymologies ont été proposées au nom de Béthanie. La plus probable, celle retenue aujourd'hui, donne pour sens à Béthanie : la maison des pauvres. On sait que parmi les premiers chrétiens, certains se faisaient appeler les "pauvres", parce qu'ils rejetaient les richesses de ce monde. Tout laisse donc penser que Jésus a évolué dans une communauté ascétique de ce type, au sein de laquelle évoluait déjà Marie-Madeleine, laquelle, en tant que membre de la secte, procéda à son onction...

VM : - Les gnostiques (et pas seulement eux) avaient, semble-t-il, une vision très réductrice des femmes. On peut lire dans l'évangile selon Thomas : " Simon Pierre leur dit : " Que Marie sorte de parmi nous, car les femmes ne sont pas dignes de la vie " - Jésus dit : " Voici ; moi je l'attirerai pour que je la rende mâle afin qu'elle aussi devienne un esprit vivant pareil à vous, les mâles ! Car toute femme qui sera mâle entrera dans le Royaume des cieux. "
Quelle est votre opinion ?

Chr. D. : Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de ce passage. Beaucoup l'on fait cependant. La sexualité évoquée ici par Jésus, n'est pas celle du corps. Pour les gnostiques, l'âme, tombée dans la matière, est d'essence féminine. Cette sexualité de l'âme n'est pas gratuite. Le corps étant masculin, elle a permis aux théologiens gnostiques de développer une image très parlante : celle de l'âme/prostituée prisonnière de la matière. Selon un principe similaire à celui de "l'éternelle errance" des bouddhistes, dans la gnose, l'âme qui ne se libère pas de l'attrait de ce monde est condamnée à s'y réincarner sans cesse. Elle est comme une prostituée qui passe d'un corps à un autre, sans jamais s'arrêter de changer de "compagnon". Le seul moyen pour l'âme de se libérer de ce cycle infernal des réincarnations, est de s'unir à son image céleste, qui est son esprit. Cet esprit, est d'essence masculine. L'âme s'y unissant se libère de l'emprise du corps. Or la Gnose se base sur une logique de la transformation. Pour s'unir à son esprit, l'âme doit s'identifier à lui - sans quoi elle ne pourra le voir. L'âme doit donc, de féminine, devenir masculine. C'est à cette transformation que Jésus fait allusion dans l'Evangile de Thomas.

La femme bénéficiait en effet dans les sectes d'un gnostique d'un rôle tout à fait particulier. Comme je l'ai signalé les femmes y étaient égales aux hommes. Les femmes gnostiques pouvaient ainsi enseigner et baptiser au même titre qu'eux. Ce que les orthodoxes voyaient d'un très mauvais œil. Ceux-là taxaient les femmes gnostiques de prostituées, peut-être parce que, dans le monde Antique, les courtisanes étaient les seules femmes qui avaient la liberté de s'instruire. Un de ceux qui ont attaqué avec le plus de virulence les femmes gnostiques, c'est Tertulien. Dans son traité sur le baptême, Tertulien s'en prend à une femme qui enseigne à la tête d'une assemblée de fidèles en Afrique du Nord. Ailleurs, il condamne l'hérétique Marcion, précisément parce que ce dernier nommait des femmes sur un pied d'égalité avec des prêtres et des évêques. Il s'est également efforcé de discréditer les "Actes de Thècle", un texte attribué à Paul qui circulait dans les communautés gnostiques et montanistes : on y voyait une femme, Thècle, qui avait reçu de Paul le pouvoir d'enseigner, d'exorciser et de baptiser. Les hérésiologues nous ont conservé les noms de plusieurs grands docteurs gnostiques de sexe féminin. Irénée évoque ainsi une certaine Marcelline, venue enseigner à Rome. Selon ses dires, elle y "causa la perte d'un grand nombre"...

Les gnostiques étaient donc loin d'avoir une vision réductrice des femmes.

VM : - Jésus et Marie Madeleine étaient-ils mariés ? Etaient-ils concubins ? Ont-ils eu des enfants ?

Chr. D. : L'idée que Marie-Madeleine et Jésus aient été mariés est séduisante, mais, en l'état actuel de mes recherches, rien ne me laisse penser que ce fut le cas.D'abord, aucun texte ancien ne fait état de traditions relatives à une telle union. Plusieurs auteurs ont cru en trouver la preuve, du moins un indice, dans l'"Evangile de Philippe", qui signale que Marie-Madeleine était la "compagne" de Jésus et que ce dernier l'embrassait souvent sur la bouche. Interpréter ces affirmations dans un sens sexuel est une erreur. L'"Evangile de Philippe" est un texte encratique : il condamne ouvertement le mariage charnel, qui entretient l'œuvre du Démiurge. Son sujet est le mariage spirituel. Si Marie-Madeleine y est la compagne de Jésus, c'est donc au sens mystique du terme. Quant aux baisers sur la bouche, ils représentent dans la symbolique gnostique, la transmission du "logos".

Ensuite, si aucune tradition n'atteste d'une union physique entre Jésus et Marie-Madeleine, plusieurs traditions, par contre, s'y opposent, notamment toutes celles faisant de Marie-Madeleine une vierge, au sens physique du terme...

En disant cela, je me situe à contre courant de la tendance actuelle. Je parle de la tendance actuelle dans les milieux qui s'intéressent à Marie-Madeleine du point de vue du mystère qu'elle représente. Là, beaucoup tiennent l'union de Marie-Madeleine et Jésus pour acquise. Mes propos à ce sujet soulèvent donc un certain nombre d'objections. Par exemple, que Jésus étant Rabbi, il était obligatoirement marié. C'est inscrire là Jésus dans l'orthodoxie judaïque, or, je suis intimement convaincu que Jésus marque une rupture avec le judaïsme orthodoxe. Plusieurs traits de son comportement le signalent. Par exemple, son attitude vis-à-vis des femmes. Lors de l'épisode de la "meilleure part", Jésus est seul avec Marie-Madeleine, qui est assise à ses pieds. Cette intimité est impensable dans le monde Juif. En outre, la posture de Marie-Madeleine, assise aux pieds de Jésus, a, dans les conventions de l'époque, un sens très précis : elle signifie que Marie-Madeleine est la disciple de Jésus. Là encore, cela n'est pas pensable pour un Juif... Tous les exégètes universitaires admettent que Marie-Madeleine, pour accueillir ainsi Jésus chez elle, appartenait nécessairement au milieu juif hellénisé... Ce que d'autres éléments confirment.

Tous les textes gnostiques évoquent cette relation conflictuelle de Jésus au judaïsme. Le "Témoignage de Vérité", par exemple, affirme que Jésus est venu abolir la Loi, principalement en ce qui concerne la procréation charnelle. L'opposition de Jésus au judaïsme est là très claire, sa condamnation de la procréation charnelle explicite. On retrouve cette idée chez les mandéens, pour qui Jésus a trahi le Baptiste. Le "Livre de Jean" nous montre Jean le Baptiste reprochant à Jésus sa trahison. L'auteur y donne un aperçu plus précis des points sur lesquels Jésus s'est séparé du Baptiste. Parmi ceux-ci, on trouve le rejet de la Loi, et, chose tout aussi importante, et qui va de pair avec : la condamnation de la procréation. "Tu as dupé les Juifs et trompé les prêtres, tu as défendu aux hommes d'engendrer, aux femmes de concevoir et d'être enceintes, etc."

Il est vrai que ma position au sujet des rapports entre Jésus et Madeleine repose pour beaucoup sur ma quasi-certitude de leur appartenance à un mouvement gnostique. Or, la gnose rejette, comme je l'ai signalé, la procréation charnelle. Ce qui, de facto, interdit à Jésus et Marie-Madeleine d'avoir un enfant. Ce à quoi, beaucoup m'ont opposé l'existence de courants gnostiques libertins. Deux choses à ce sujet. Tout d'abord, ces courants libertins n'étant signalés que par les seuls hérésiologues, on ne peut avoir aucune certitude quant à la réalité de ces sectes libertines. L'accusation de débauches sexuelles est un mode de diffamation aussi usé que répandu : les chrétiens orthodoxes eux-mêmes étaient accusés des pires orgies par leurs détracteurs... Dans certains cas, le caractère purement diffamatoire des propos des hérésiologues est d'ailleurs avéré. Ainsi, concernant l'accusation portée à l'encontre des disciples de Carpocrate de mettre leurs femmes en commun il semble établi qu'elle trouve son origine dans la condition même dont les femmes jouissaient au sein de la secte, où elles n'étaient plus considérées comme "propriétés" de leurs maris et "inférieures" (soumission qu'imposait la Thora) mais mises sur un pied d'égalité avec l'homme. Ensuite, il faut relire les descriptions que les auteurs orthodoxes nous ont faites de ces sectes gnostiques dites libertines. Le libertinage sexuel y est toléré dans la mesure où il ne porte pas à conséquence : la procréation charnelle reste formellement interdite. Donc, y compris si Jésus et Marie-Madeleine avaient appartenu à de tels courants, ce que je ne crois pas, leur "religion" leur aurait interdit d'avoir un enfant.

Lire la 2ème partie de l'interview

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